Entretien avec Jackson MERINOR: les ambiguïtés de la coopération haïtiano-taïwanaise au regard des objectifs de développement durable

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Il y a quatre ans, mes propos avaient été recueillis dans le cadre de cet article ci-dessous, qui mettait en évidence des enjeux toujours d'actualité. Aujourd’hui, alors que ces questions reviennent sur le devant de la scène, il me semble essentiel qu'il soit republié afin d'alimenter la réflexion. La coopération entre la République d'Haïti et la République de Chine (Taïwan), qui a toujours été un pilier important dans plusieurs domaines, y occupe une place significative. Cette relation, bien que complexe, continue d'évoluer et de susciter des débats qui méritent une attention renouvelée.

                                                                                
                    Jackson MERINOR
Maîtrise en affaires internationales et études stratégiques
 Doctorant en politique internationale

 

 

Entretien avec Jackson MERINOR : les ambiguïtés de la coopération haïtiano-taïwanaise au regard des objectifs de développement durable

                                                                              Par Jodelyn DEUS

 

La République de Chine (Taïwan) est, depuis quelque temps, un des pays avec lequel Haïti s’investit à entretenir une relation diplomatique. Cependant, plusieurs spécialistes et acteurs politiques pensent qu’Haïti n’en tire pas assez de bénéfices. Certains prônent que le gouvernement haïtien doit repenser son rapport avec ce pays ou se retourner vers la République populaire de Chine. Le débat fait couler beaucoup d’encres. C’est pourquoi le journal Le Firmin a contacté Jackson MERINOR, ayant réalisé son travail de fin d’études (niveau licence) sur ce sujet, dans le but d’éclaircir son lectorat sur la question.


-Le Firmin : Pouvez-vous vous présenter ?

Jackson MERINOR : Avec plaisir. Très vieux (rire), âgé de 24 ans, Jackson MERINOR est le nom. Je suis politologue, licencié en science politique, relations internationales.

Originaire de Maniche (Les Cayes), du département du Sud, j’ai fait l’école primaire au Foyer Notre Dame de l’Espoir et l’école secondaire au Centre Don Bosco Riobé (CDBR) chez les Salésiens de Don Bosco à Gressier. En octobre 2015, après le bac, j’ai eu mon admission à l’Institut National d’Administration, de Gestion et des Hautes études Internationales (INAGHEI/UEH) pour des études en science politique, relations internationales. À l’INAGHEI, j’ai eu un parcours assez remarquable à divers niveaux de responsabilités au niveau du comité des étudiants, à la fois comme conseiller, représentant du département des sciences politiques, responsable aux affaires académiques. J’y ai travaillé comme Rédacteur en chef de "Les Cahiers de l’INAGHEI", journal de la faculté que j’ai pu relancer et dont la publication avait été interrompu il y a environ une quarantaine d'années. J’ai bouclé ma formation à l’INAGHEI avec la soutenance de mon travail de fin d’études intitulé : La coopération haïtiano-taïwanaise au regard des Objectifs de Développement Durable au cours de la période allant de 2009 à 2019 », avec l’appréciation remarquable du jury qui m’a octroyé la mention excellent avec une note de 92/100. C’est quand même satisfaisant, n'est-ce pas ?

J’ai actuellement une formation en cours au niveau maîtrise en Études européennes avancées et je travaille à titre de gestionnaire de formation au Centre de développement professionnel de l’université Quisqueya (ProUniQ).


-Vous avez travaillé sur la coopération haïtiano-taïwanaise, pourquoi avez-vous fait le choix de ce sujet ?

Notre choix est motivé par un triple intérêt : d’un point de vue d’ordre général, l’idée de départ c’est d’abord de se questionner sur les enjeux de cette coopération à un moment où les débats géopolitiques font rage dans l’espace international, dominé par des positionnements stratégiques.

D’un point de vue personnel, j’ai un penchant considérable pour le domaine de la coopération, surtout dans le contexte de ces évolutions majeures opérées dans la politique étrangère d’Haïti. Au niveau de la connaissance scientifique, ce travail contribue à l’évaluation de la coopération d’Haïti avec Taiwan, étant donné le nombre restreint de recherches effectuées dans ce domaine. Nous avons voulu que d’autres chercheurs puissent s’inspirer de notre travail en guise d’indicateurs dans le cadre de travaux du même calibre.


-Donnez-nous une petite historicité de la coopération haïtiano-taïwanaise ?

On ne saurait faire une historicité de la coopération haïtiano-taïwanaise sans se référer à son cadre légal.

On est en 1966, 10 ans après l’établissement des relations diplomatiques d’Haïti avec Taiwan et cinq ans avant l’expulsion de Taiwan à l’ONU. Les enjeux sont majeurs. Sans perdre de temps, les deux pays ont signé leur premier traité d’amitié le 25 février 1966, dont les instruments de ratification seront échangés plus tard, le 10 septembre 1969. Cinq (5) ans après, le 21 avril 1971, François Duvalier est mort. Les menaces d’expulsion de Taiwan à l’ONU pèsent très lourd sur l’avenir de Taiwan sur la scène internationale. Au lendemain de l’expulsion de la République de Chine à l’ONU, elle a déployé de nombreuses gymnastiques pour résister sur la scène internationale en se contentant d’établir des relations avec d’autres pays malgré les relations bilatérales qu’elle a eues par le passé. Confronté à tous ces défis ajoutés aux pressions continuelles de la Chine populaire, Taïwan, dans ses stratégies de résistance, a trouvé en Haïti un partenaire agréable avec lequel il pourrait entretenir davantage de relations à travers de nouvelles coopérations bilatérales. D’où la signature de l’Accord complémentaire à l’Accord d’amitié et de coopération entre la République d’Haïti et la République de Chine le 31 août 1971, avec pour objectif principal de fournir à Haïti une assistance dans de nombreux domaines. Tout ce qui découle après tire sa base à partir de ces considérations ci-dessus.


-Dans votre travail, vous avez mobilisé le libéralisme comme cadre théorique. Que devrait-on retenir de cette théorie ? Et en quoi cette théorie est-elle liée avec votre travail ?

Comme le souligne André Liebich, « le terme libéral vient du mot latin liber c’est-à-dire libre… Mais cette première constatation ne donne qu’un aperçu partiel du libéralisme.

Les libéraux classiques ont une conception des relations internationales plus large que celle de la majorité des réalistes. Ils associent les relations internationales non seulement aux rapports diplomatiques et stratégiques, mais aux échanges économiques et commerciaux des États. Les précurseurs du libéralisme sont largement influencés par les idées de certains philosophes grecs dont Platon et d’autres penseurs comme Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), Emmanuel Kant (1724-1804) et Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), Baruch Spinoza (1632-1677), Charles de Montesquieu (1689-1755), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Jean-Baptiste Say (1767-1832). Pour eux, les relations internationales sont les rapports de toute nature que les États, les organisations gouvernementales et non gouvernementales et les individus entretiennent entre eux dans un cadre bilatéral ou multilatéral, formel ou informel. Ces rapports sont caractérisés par la compétition. Toutefois, celles-ci peuvent être pacifiques et assorties de coopération si elle est régulée par un système de droit international fondé sur la primauté des intérêts individuels. L’extension de la démocratie et des échanges est le principal gage d’atteinte de cet objectif, car, en minant la souveraineté des États et en renforçant leur interdépendance, elle les force à tenir compte davantage des intérêts des citoyens et de la société civile d’une part, et à conclure des ententes de coopération d’autre part.

Ainsi, par ce courant de pensée, l’on comprend que la coopération haïtiano-taïwanaise s’inscrit dans le cadre d’un ensemble de rapports directs liés à différents enjeux de type économique, commercial, politique, culturel, etc. qui deviennent déterminants dans la poursuite des intérêts collectifs et particuliers des deux pays compte tenu du niveau de développement de Taiwan et de celui d’Haïti avec une accumulation de l’essentiel des réseaux financiers, commerciaux et technologiques à Taiwan.

Pour ainsi dire, le libéralisme nous permet de voir cette relation bilatérale suivant une logique d’inégalité économique motivant l’État pauvre, donc Haïti, à la recherche de débouchés pour financer son développement et répondre aux besoins des populations locales, mais aussi à l’acquisition de biens manufacturés et de services provenant de Taïwan. Il faut aussi signaler que les motivations politiques, idéologiques et culturelles sont de plus en plus indissociables dans cet accord de coopération haïtiano-taïwanais et restent déterminantes en ce sens qu’elles définissent les types de rapports à avoir et les domaines prioritaires sur lesquels on doit accentuer la poursuite des intérêts des parties contractantes.


-Quels sont les résultats de votre travail ?

Ce travail devra constituer une richesse dont doivent profiter la communauté des bailleurs de fonds, le gouvernement taïwanais et la société haïtienne en plus forte mesure. D’une part, les résultats obtenus devront permettre de comprendre comment cette coopération est organisée, ses principaux défis, ses points forts, etc. D’autre part, le gouvernement taïwanais et ses bailleurs de fonds pourraient à leur tour profiter de ce travail en vue d’écarter des irrégularités qui entraveraient l’efficacité de la coopération dans le cadre des objectifs de développement durable.


-Vous avez révélé qu’il y a certaines ambiguïtés dans cette relation bilatérale, pouvez-vous en énumérer quelques-unes ?

Si la force de la coopération haïtiano-taïwanaise se concentre sur les domaines de l’agriculture et des infrastructures, elle se trouve néanmoins confrontée à des difficultés par rapport aux objectifs fixés par les autorités taïwanaises. Malgré le soutien considérable de Taïwan, celui-ci semble ne pas vouloir partager son savoir-faire avec la République d’Haïti dans les domaines où elle connait une haute performance comme les circuits intégrés, l’optoélectronique, les ordinateurs et les périphériques, les télécommunications, les équipements et machines de précision et les biotechnologies. Le non-investissement de Taiwan dans ces domaines importants en Haïti constitue un manque à gagner pour Haïti en ce qu’il permettrait au pays de pouvoir rattraper son retard en matière de développement à travers une maitrise des technologies de l’information et de la communication. Cela oblige le pays à ne pas pouvoir utiliser des ressources dans ce domaine à cause d’une main-d’œuvre non qualifiée dans l’exécution des projets concernés, ceci dit que, malgré l’investissement disponible, les autorités haïtiennes auraient toujours recours à Taiwan dans le cadre de leur exécution, d’où une sorte de dépendance continuelle.

Si la concentration de l’intervention taïwanaise qui se fait au niveau de l’agriculture et des infrastructures apporte des résultats, elle constitue toutefois une sorte de faiblesse et de lacunes dans le cadre de la coopération. De plus, les emplois qui y sont créés sont conjoncturels et précaires et interviennent seulement dans le cadre des plantations et des récoltes et des durées de construction et ne sont pas en mesure de contribuer à augmenter l’offre d’emplois en Haïti du fait de sa faible proportion au niveau des populations touchées. Et plus loin, en ce qui a trait aux logements sociaux, les stratégies et les objectifs poursuivis tardent à retirer Haïti de la crise du logement puisque les fonds investis ne servent qu’à construire les maisons selon des critères d’acquisition le plus souvent non profitables aux bénéficiaires du fait de leur manque de moyens financiers pour y parvenir. Et de fait, la non-permanence des emplois réussis à être créés est loin d’aider le pays à relever les défis du chômage et du sous-développement.


-Selon vous, pourquoi les dirigeants persistent-ils à renforcer cette coopération, en dépit de ces ambiguïtés ?

 "Notre gouvernement est déterminé à faire de son mieux pour soutenir Haïti dans sa croisade pour le développement durable. Et nous invitons les autorités d’Haïti à se mettre de notre côté pour nous aider à tailler une place de choix à l’échelle internationale…

Taiwan essaie de faire de son mieux pour coopérer avec le peuple haïtien […]. C’est chez nous une volonté ferme et constante. Le peuple taïwanais aimerait avoir une croissance très rapide pour reprendre une place importante dans le concert des nations, comme ce fut le cas dans les années antérieures. Pour y arriver, l’appui d’Haïti est essentiel et prépondérant."

Je crois que cette déclaration de Bang-Zyh Lin, ex-ambassadeur de la République de Chine (Taiwan) en Haïti, peut répondre à cette question.


-Qu’est-ce que cette coopération devrait apporter pour répondre aux critères de développement durable ?

Cette coopération devrait aborder les enjeux mondiaux devant être au cœur des politiques locales haïtiennes en vue de contribuer et d’aboutir à une croissance durable et partagée dans le cadre de ce partenariat afin de pouvoir répondre aux besoins essentiels des plus défavorisés, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité. L’objectif de la coopération devrait donc favoriser une croissance créatrice d’emplois et améliorer les conditions de vie des plus démunis avec une volonté nationale et des stratégies locales adaptées aux problèmes spécifiques.



– Quelles pistes de solution pouvons-nous emprunter afin qu'Haïti puisse tirer grand bénéfice de cette coopération ?

Il est clair que davantage d’efforts doivent être consentis en vue de réorienter les stratégies pour avoir de meilleurs résultats. En effet, notre travail fait l’objet de quelques considérations en guise de recommandations qui, à notre avis, seraient utiles dans ce cadre propice à l’atteinte des objectifs de développement. Ces recommandations concernent surtout des stratégies pour combler les écarts de l’aide taïwanaise à Haïti, des besoins de financement additionnel pour atteindre les ODD, la mise en place d’un cadre logique de suivi et de mise en œuvre des ODD, l’implication de nouveaux acteurs dans la mise en œuvre des ODD en passant par la société civile, les collectivités locales et le secteur privé.

 

Notes :

1 Certains réalistes, tels Grotius et Carr, tiennent compte de la dimension économique des relations internationales, comme nous l’avons vu précédemment.

2 Amos Cincir et Dominique Domerçant, « Haïti-Taiwan : soutien contre appui », Le Nouvelliste, No38583 du vendredi 2 septembre 2011, p. 4.


                                                                                                                Propos recueillis par Jodelyn DEUS

 

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