Entretien avec Jackson MERINOR : les ambiguïtés de la coopération haïtiano-taïwanaise
au regard des objectifs de développement durable
La
République de Chine (Taïwan) est, depuis quelque temps, un des pays avec
lequel Haïti s’investit à entretenir une relation diplomatique. Cependant,
plusieurs spécialistes et acteurs politiques pensent qu’Haïti n’en tire pas
assez de bénéfices. Certains prônent que le gouvernement haïtien doit repenser
son rapport avec ce pays ou se retourner vers la République populaire de
Chine. Le débat fait couler beaucoup d’encres. C’est pourquoi le journal Le
Firmin a contacté Jackson MERINOR, ayant réalisé son travail de fin d’études
(niveau licence) sur ce sujet, dans le but d’éclaircir son lectorat sur la
question.
-Le Firmin : Pouvez-vous
vous présenter ?
Jackson
MERINOR : Avec plaisir. Très vieux (rire), âgé de 24 ans, Jackson MERINOR est
le nom. Je suis politologue, licencié en science politique, relations
internationales.
Originaire
de Maniche (Les Cayes), du département du Sud, j’ai fait l’école primaire au
Foyer Notre Dame de l’Espoir et l’école secondaire au Centre Don Bosco Riobé
(CDBR) chez les Salésiens de Don Bosco à Gressier. En octobre 2015, après le
bac, j’ai eu mon admission à l’Institut National d’Administration, de Gestion
et des Hautes études Internationales (INAGHEI/UEH) pour des études en science politique, relations internationales. À l’INAGHEI, j’ai eu un parcours assez
remarquable à divers niveaux de responsabilités au niveau du comité des
étudiants, à la fois comme conseiller, représentant du département des sciences
politiques, responsable aux affaires académiques. J’y ai travaillé comme Rédacteur en chef de "Les Cahiers de l’INAGHEI", journal de la
faculté que j’ai pu relancer et dont la publication avait été interrompu il y a
environ une quarantaine d'années. J’ai bouclé ma formation à l’INAGHEI avec la
soutenance de mon travail de fin d’études intitulé : La coopération
haïtiano-taïwanaise au regard des Objectifs de Développement Durable au cours
de la période allant de 2009 à 2019 », avec l’appréciation remarquable du
jury qui m’a octroyé la mention excellent avec une note de 92/100. C’est quand
même satisfaisant, n'est-ce pas ?
J’ai
actuellement une formation en cours au niveau maîtrise en Études européennes avancées et je travaille à titre de gestionnaire de formation au Centre de développement professionnel de l’université Quisqueya (ProUniQ).
-Vous
avez travaillé sur la coopération haïtiano-taïwanaise, pourquoi avez-vous fait le choix de ce sujet ?
Notre
choix est motivé par un triple intérêt : d’un point de vue d’ordre
général, l’idée de départ c’est d’abord de se questionner sur les enjeux de
cette coopération à un moment où les débats géopolitiques font rage dans
l’espace international, dominé par des positionnements stratégiques.
D’un
point de vue personnel, j’ai un penchant considérable pour le domaine de la
coopération, surtout dans le contexte de ces évolutions majeures opérées dans la
politique étrangère d’Haïti. Au niveau de la connaissance scientifique, ce
travail contribue à l’évaluation de la coopération d’Haïti avec Taiwan, étant
donné le nombre restreint de recherches effectuées dans ce domaine. Nous avons
voulu que d’autres chercheurs puissent s’inspirer de notre travail en
guise d’indicateurs dans le cadre de travaux du même calibre.
-Donnez-nous une petite historicité de la coopération haïtiano-taïwanaise ?
On
ne saurait faire une historicité de la coopération haïtiano-taïwanaise sans se
référer à son cadre légal.
On
est en 1966, 10 ans après l’établissement des relations diplomatiques d’Haïti
avec Taiwan et cinq ans avant l’expulsion de Taiwan à l’ONU. Les enjeux sont
majeurs. Sans perdre de temps, les deux pays ont signé leur premier traité
d’amitié le 25 février 1966, dont les instruments de ratification seront
échangés plus tard, le 10 septembre 1969. Cinq (5) ans après, le 21 avril 1971,
François Duvalier est mort. Les menaces d’expulsion de Taiwan à l’ONU pèsent
très lourd sur l’avenir de Taiwan sur la scène internationale. Au lendemain de
l’expulsion de la République de Chine à l’ONU, elle a déployé de nombreuses
gymnastiques pour résister sur la scène internationale en se contentant
d’établir des relations avec d’autres pays malgré les relations bilatérales qu’elle
a eues par le passé. Confronté à tous ces défis ajoutés aux pressions
continuelles de la Chine populaire, Taïwan, dans ses stratégies de résistance, a
trouvé en Haïti un partenaire agréable avec lequel il pourrait entretenir davantage
de relations à travers de nouvelles coopérations bilatérales. D’où la signature
de l’Accord complémentaire à l’Accord d’amitié et de coopération entre la
République d’Haïti et la République de Chine le 31 août 1971, avec pour objectif
principal de fournir à Haïti une assistance dans de nombreux domaines. Tout ce
qui découle après tire sa base à partir de ces considérations ci-dessus.
-Dans
votre travail, vous avez mobilisé le libéralisme comme cadre théorique. Que devrait-on
retenir de cette théorie ? Et en quoi cette théorie est-elle liée avec votre
travail ?
Comme
le souligne André Liebich, « le terme libéral vient du mot latin liber c’est-à-dire
libre… Mais cette première constatation ne donne qu’un aperçu partiel du
libéralisme.
Les
libéraux classiques ont une conception des relations internationales plus large
que celle de la majorité des réalistes. Ils associent les relations
internationales non seulement aux rapports diplomatiques et stratégiques, mais
aux échanges économiques et commerciaux des États. Les précurseurs du
libéralisme sont largement influencés par les idées de certains philosophes
grecs dont Platon et d’autres penseurs comme Gottfried Wilhelm Leibniz
(1646-1716), Emmanuel Kant (1724-1804) et Johann Gottlieb Fichte (1762-1814),
Baruch Spinoza (1632-1677), Charles de Montesquieu (1689-1755), Jean-Jacques
Rousseau (1712-1778) et Jean-Baptiste Say (1767-1832). Pour eux, les relations
internationales sont les rapports de toute nature que les États, les
organisations gouvernementales et non gouvernementales et les individus
entretiennent entre eux dans un cadre bilatéral ou multilatéral, formel ou
informel. Ces rapports sont caractérisés par la compétition. Toutefois,
celles-ci peuvent être pacifiques et assorties de coopération si elle est
régulée par un système de droit international fondé sur la primauté des
intérêts individuels. L’extension de la démocratie et des échanges est le
principal gage d’atteinte de cet objectif, car, en minant la souveraineté des
États et en renforçant leur interdépendance, elle les force à tenir compte
davantage des intérêts des citoyens et de la société civile d’une part, et à
conclure des ententes de coopération d’autre part.
Ainsi,
par ce courant de pensée, l’on comprend que la coopération haïtiano-taïwanaise
s’inscrit dans le cadre d’un ensemble de rapports directs liés à différents
enjeux de type économique, commercial, politique, culturel, etc. qui deviennent
déterminants dans la poursuite des intérêts collectifs et particuliers des deux
pays compte tenu du niveau de développement de Taiwan et de celui d’Haïti avec une
accumulation de l’essentiel des réseaux financiers, commerciaux et
technologiques à Taiwan.
Pour
ainsi dire, le libéralisme nous permet de voir cette relation bilatérale
suivant une logique d’inégalité économique motivant l’État pauvre, donc Haïti,
à la recherche de débouchés pour financer son développement et répondre aux
besoins des populations locales, mais aussi à l’acquisition de biens
manufacturés et de services provenant de Taïwan. Il faut aussi signaler que les
motivations politiques, idéologiques et culturelles sont de plus en plus
indissociables dans cet accord de coopération haïtiano-taïwanais et restent
déterminantes en ce sens qu’elles définissent les types de rapports à avoir et
les domaines prioritaires sur lesquels on doit accentuer la poursuite des
intérêts des parties contractantes.
-Quels
sont les résultats de votre travail ?
Ce
travail devra constituer une richesse dont doivent profiter la communauté des
bailleurs de fonds, le gouvernement taïwanais et la société haïtienne en plus
forte mesure. D’une part, les résultats obtenus devront permettre de comprendre
comment cette coopération est organisée, ses principaux défis, ses points forts,
etc. D’autre part, le gouvernement taïwanais et ses bailleurs de fonds
pourraient à leur tour profiter de ce travail en vue d’écarter des
irrégularités qui entraveraient l’efficacité de la coopération dans le cadre
des objectifs de développement durable.
-Vous
avez révélé qu’il y a certaines ambiguïtés dans cette relation bilatérale,
pouvez-vous en énumérer quelques-unes ?
Si
la force de la coopération haïtiano-taïwanaise se concentre sur les domaines de
l’agriculture et des infrastructures, elle se trouve néanmoins confrontée à des
difficultés par rapport aux objectifs fixés par les autorités taïwanaises.
Malgré le soutien considérable de Taïwan, celui-ci semble ne pas vouloir
partager son savoir-faire avec la République d’Haïti dans les domaines où elle
connait une haute performance comme les circuits intégrés, l’optoélectronique,
les ordinateurs et les périphériques, les télécommunications, les équipements
et machines de précision et les biotechnologies. Le non-investissement de
Taiwan dans ces domaines importants en Haïti constitue un manque à gagner pour
Haïti en ce qu’il permettrait au pays de pouvoir rattraper son retard en
matière de développement à travers une maitrise des technologies de
l’information et de la communication. Cela oblige le pays à ne pas pouvoir
utiliser des ressources dans ce domaine à cause d’une main-d’œuvre non
qualifiée dans l’exécution des projets concernés, ceci dit que, malgré
l’investissement disponible, les autorités haïtiennes auraient toujours recours
à Taiwan dans le cadre de leur exécution, d’où une sorte de dépendance
continuelle.
Si
la concentration de l’intervention taïwanaise qui se fait au niveau de
l’agriculture et des infrastructures apporte des résultats, elle constitue
toutefois une sorte de faiblesse et de lacunes dans le cadre de la coopération.
De plus, les emplois qui y sont créés sont conjoncturels et précaires et
interviennent seulement dans le cadre des plantations et des récoltes et des
durées de construction et ne sont pas en mesure de contribuer à augmenter
l’offre d’emplois en Haïti du fait de sa faible proportion au niveau des
populations touchées. Et plus loin, en ce qui a trait aux logements sociaux,
les stratégies et les objectifs poursuivis tardent à retirer Haïti de la crise
du logement puisque les fonds investis ne servent qu’à construire les maisons
selon des critères d’acquisition le plus souvent non profitables aux
bénéficiaires du fait de leur manque de moyens financiers pour y parvenir. Et
de fait, la non-permanence des emplois réussis à être créés est loin d’aider le
pays à relever les défis du chômage et du sous-développement.
-Selon vous,
pourquoi les dirigeants persistent-ils à renforcer cette coopération, en dépit de
ces ambiguïtés ?
"Notre gouvernement est déterminé à faire de son mieux pour soutenir Haïti dans
sa croisade pour le développement durable. Et nous invitons les autorités
d’Haïti à se mettre de notre côté pour nous aider à tailler une place de choix
à l’échelle internationale…
Taiwan essaie de faire de son mieux pour coopérer avec le peuple haïtien […]. C’est chez nous une volonté ferme et constante. Le peuple taïwanais aimerait avoir une croissance très rapide pour reprendre une place importante dans le concert des nations, comme ce fut le cas dans les années antérieures. Pour y arriver, l’appui d’Haïti est essentiel et prépondérant."
Je
crois que cette déclaration de Bang-Zyh Lin, ex-ambassadeur de la
République de Chine (Taiwan) en Haïti, peut répondre à cette question.
-Qu’est-ce
que cette coopération devrait apporter pour répondre aux critères de
développement durable ?
Cette
coopération devrait aborder les enjeux mondiaux devant être au cœur des
politiques locales haïtiennes en vue de contribuer et d’aboutir à une
croissance durable et partagée dans le cadre de ce partenariat afin de pouvoir
répondre aux besoins essentiels des plus défavorisés, à qui il convient
d’accorder la plus grande priorité. L’objectif de la coopération devrait donc
favoriser une croissance créatrice d’emplois et améliorer les conditions de
vie des plus démunis avec une volonté nationale et des stratégies locales
adaptées aux problèmes spécifiques.
– Quelles pistes de solution pouvons-nous emprunter afin qu'Haïti puisse tirer
grand bénéfice de cette coopération ?
Il
est clair que davantage d’efforts doivent être consentis en vue de réorienter
les stratégies pour avoir de meilleurs résultats. En effet, notre travail fait
l’objet de quelques considérations en guise de recommandations qui, à notre
avis, seraient utiles dans ce cadre propice à l’atteinte des objectifs de
développement. Ces recommandations concernent surtout des stratégies
pour combler les écarts de l’aide taïwanaise à Haïti, des besoins de
financement additionnel pour atteindre les ODD, la mise en place d’un cadre
logique de suivi et de mise en œuvre des ODD, l’implication de nouveaux acteurs
dans la mise en œuvre des ODD en passant par la société civile, les
collectivités locales et le secteur privé.
Notes :
1
Certains réalistes, tels Grotius et Carr, tiennent compte de la dimension
économique des relations internationales, comme nous l’avons vu précédemment.
2 Amos Cincir et Dominique Domerçant, « Haïti-Taiwan :
soutien contre appui », Le Nouvelliste, No38583
du vendredi 2 septembre 2011, p. 4.
Propos recueillis par Jodelyn DEUS