La crise sécuritaire qui sévit en Haïti n’épargne aucun secteur, et l’activité de la lecture ne fait pas exception. Dans un contexte où les espaces de loisirs et de culture sont presque tous fermés, la fermeture des bibliothèques et des centres culturels due aux actions des gangs armés menace l'avenir intellectuel du pays. Cet article examine l'impact de cette situation sur les institutions culturelles et explore les défis auxquels font face les passionnés de lecture dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince.
Pour un pays comme Haïti, la lecture est l’un des moyens essentiels pour aider les enfants, les jeunes et les adultes à se divertir, à combattre le stress, la dépression et bien d'autres maux. Les espaces de jeux, de cinéma, de théâtre, les plages et les salles de sport sont presque fermés. Aujourd’hui, nous constatons que plusieurs espaces de lecture sont quasiment fermés, particulièrement dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Les bibliothèques, les centres culturels, les écoles publiques ou privées, les universités, tant publiques que privées, ferment leurs portes à cause des chaos perpétrés par les gangs armés. Cette situation chaotique affecte même les couches les plus favorisées du pays. Hélas, dans la capitale, les espaces d’instruction et d’éducation subissent des actes de pillage, de vandalisme et de saccage par le groupe « Viv Ansanm ». Face à cette situation, on pourrait se poser plusieurs questions : où est passé l’espoir d’un jeune qui ne lit pas ? Est-ce que les bandits ont un problème avec ces institutions dont la plupart de leurs membres ont été formés ? Le groupe « Viv Ansanm » prétend faire une révolution, mais pour qui ou contre qui ? L'objectif de cet article n’est pas de répondre à ces interrogations, mais d'analyser la situation tragique des bibliothèques et des centres culturels dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince.
Depuis quelque temps, Haïti connaît une vague de violence sanglante qui s’intensifie dans la capitale, particulièrement dans des zones telles que Portail Léôgane, Delmas, Solino et Bel-Air, perpétrée par « Viv Ansanm ». Cette violence affecte toutes les activités scolaires, universitaires et culturelles dans cette région, y compris les centres culturels et les bibliothèques. Parmi les institutions touchées, on peut citer le Centre Culturel et Bibliothèque ARAKA, la Bibliothèque Nationale d’Haïti (BNH) et la Bibliothèque du Collège Saint-Martial.
Le Centre Culturel et Bibliothèque ARAKA, fondé en 1988 et situé rue de l’Enterrement, a été brûlé et pillé le vendredi 2 mars 2024. ARAKA était l’œuvre d'un groupe de jeunes issus de l'un des quartiers populaires de Port-au-Prince, a rapporté l’un des bibliothécaires de cette institution, Jean Kelly Bellefleur. Face à cette situation préoccupante qui continue de fermer les portes des bibliothèques aux lecteurs, l'étudiant en Anthropo-Sociologie à la faculté d’ethnologie (FE) de l’Université d’Etat d’Haïti propose une alternative : « Face à cette insécurité, les bibliothèques doivent envisager de prêter des livres aux lecteurs. Puisque les gangs ne chôment pas, les jeunes qui veulent continuer à nourrir leur esprit ne doivent pas être privés de livres. »
La Bibliothèque Nationale d’Haïti, l’un des plus grands centres de documentation et de lecture du pays, a également été victime. Cette institution, qui comptait plus de 80 années et qui gérait des archives depuis l’époque coloniale, a été pillée et saccagée par des malfrats dans la nuit du 4 avril 2024, a confirmé le directeur général de la BNH, Dangelo Neard, sur Magique 9 le dimanche 21 avril 2024. Cette situation fait que, même auparavant, la fréquentation de cet espace était déjà difficile à cause de la présence des gangs dans la rue du centre et ses environs.
La bibliothèque Pyepoudre, située au #312 route de Bourdon, a également connu des moments difficiles pendant cette période de crise. « Dans un premier temps, nous avons dû fermer l’espace pendant deux mois et organiser des activités en ligne pour aider les lecteurs à surmonter ces moments difficiles. Ensuite, suite à un calme apparent dans la zone, la bibliothèque a repris ses activités petit à petit », a expliqué Mme Pyram Scheila, animatrice du centre culturel Pyepoudre.
Hélas, Haïti connaît l’un des pires moments de son histoire suite à l’intensification des actes de barbarie dans la capitale. En conséquence, les jeunes intellectuels fuient massivement le pays, ne voyant plus de perspectives de réussite. Ceux qui restent, peut-être par manque de moyens ou par résistance, se retrouvent de moins en moins intéressés par la lecture. Sans doute, cette pratique est sur le point de disparaître momentanément dans un pays où 54 % de la population a moins de 25 ans, avec 31 % dans la tranche d’âge de 10 à 24 ans, selon une enquête menée par l’UNICEF en septembre 2019. Dans une entrevue réalisée avec le spécialiste en bibliothéconomie et science de l’information, Jérôme Paul Eddy Lacoste, professeur à la faculté des sciences humaines, celui-ci demande aux jeunes de lire et de lire avec méthode, d’organiser un programme de lecture afin de nourrir leur esprit pour une Haïti de demain.
Dans « La Vocation de l’Elite », Dr. Jean Price Mars consacre un chapitre entier à la lecture. Intitulé « L’art de lire comme discipline d’éducation générale », l’auteur nous conseille : « Nous devons lire lentement parce que c’est là le criterium principal d’après lequel nous pouvons juger de la valeur des ouvrages de l’esprit. Nous devons lire lentement parce que c’est le moyen le plus sûr de […] lire lentement c’est méditer. » (Page 187, Les Éditions Fardin 2013). Vers la fin de ce chapitre, il exhorte les jeunes à lire : « Lisez pour vous instruire, lisez pour apprendre à devenir meilleur que nous, lisez pour fuir parfois les mauvaises réalités de notre vie. Car lire un livre sérieux et élevé […] cela aussi est prier, et c’est une prière à la portée de tous. »
Le 21e siècle haïtien est une période très difficile où l’État haïtien est incapable de résoudre les problèmes liés à l’insalubrité, la malnutrition, les logements sociaux et l’insécurité qui entrave la vie des gens depuis quelque temps. Tout cela pousse un grand nombre de jeunes à quitter le pays, espérant trouver un mieux-être ailleurs. Si cette situation perdure, dans moins d’une décennie, nous assisterons à un manque important d’intellectuels et à l’ensevelissement de la lecture. Pour résister à cela, je vous conseille, vous, les lecteurs, de suivre les mots du poète Georges Castera :
« Dans tes actes et ta pensée
Ne dors pas du sommeil des énigmes
Prends les livres en otage
Pour ne pas te voiler d’incohérence
Te mentir à voix basse »
(« Lettre de loin », Les cinq lettres, 1992)
Par Patrick Daceus
Un très beau texte.
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