Il y a trente-huit ans, alors que nous sortions de près de trente années de dictature, nos esprits étaient remplis d'illusions. Nous pensions que le changement était imminent ! Nous croyions que, du jour au lendemain, nous allions effacer d'un revers de main trois décennies de despotisme, d'abus de pouvoir, de violations des droits humains et de pensée unique pour entrer dans une ère de démocratie prospère, axée sur la jouissance des libertés fondamentales et publiques, sous la conduite de nouvelles autorités totalement différentes de celles qui venaient de quitter le pouvoir.
Ce que nous n'avions pas compris, c'est que la famille Duvalier n'était qu'une partie d'un système, et que briser ce système nécessitait bien plus qu'un simple changement de visages. Nous n'étions pas prêts à comprendre qu'il faut un système pour en briser un autre. Nous n'avions pas détecté que ce système se camouflait, changeait de nom, mais conservait toujours sa structure raciste et criminelle.
La politique a continué en dehors des cadres des partis, et la culture des partis politiques a mis du temps à s'intégrer dans nos réflexes et notre réalité. La nouvelle constitution, en donnant la prépondérance aux partis politiques et en imposant un Premier ministre issu du parti majoritaire au parlement, n'a pas été adoptée pour construire une nouvelle réalité politique. En Haïti, les traductions politiques ont toujours cherché à contourner les normes au profit de solutions fabriquées par nos politiciens. Chaque situation exceptionnelle de cette dictature voilée a donné lieu à la naissance d'une plateforme politique dirigée par un dictateur proposant des solutions temporaires pour contourner les blocages nés de notre incapacité à mettre en place des institutions viables qui jouent pleinement leur rôle et autour desquelles s'articulent le jeu et la vie politique.
Cela a entraîné des attitudes conformes au modèle despotique traditionnel du pouvoir haïtien. La classe politique, incorrigible, accepte de s'asseoir à la table des négociations pour convaincre nos dirigeants qu'ils ont raison de ne pas se plier aux prescriptions de la constitution et de la loi, et que leur volonté est la règle qui imprime le rythme de la vie politique en Haïti. Haïti et les Haïtiens, pendant toute cette longue période voilée, ont été incapables de se libérer du culte de la présidence. La faiblesse des partis et la propension de nos leaders à accepter n'importe quel compromis ont été néfastes à l'institutionnalisation de la vie politique. Trente-huit ans après l'adoption de la constitution, le 29 mars 1987, les institutions prévues n'ont pas encore vu le jour. Le nouveau système, articulé autour de trois pouvoirs, n'a pas pu se solidifier. La vénalité des hommes et des femmes qui devaient défendre ces espaces de pouvoir a privilégié des intérêts personnels mesquins, perpétuant ainsi le présidentialisme que les constituants de 1987 avaient pourtant voulu extirper.
Cette période voilée a été riche en moments forts. Il a fallu un militantisme actif et constant pour bousculer les forces hostiles au changement et gagner du terrain en faveur de la construction démocratique. Selon la définition de la démocratie d'Abraham Lincoln ("le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple"), on ne peut parler de démocratie en Haïti tant que le peuple est négligé et sans importance aux yeux de nos dirigeants. Le peuple est assassiné en masse par des groupes armés formés par nos élites vénales. En 2023, près de 5000 personnes ont été tuées en Haïti, selon un rapport de l'ONU, et durant les six premiers mois de la même année, il y a eu environ 300 enlèvements confirmés, soit presque autant que pour toute l'année 2022, et environ trois fois plus qu'en 2021 (UNICEF, 2023).
L'absence totale de respect des droits humains est frappante, et les femmes et les enfants sont les plus maltraités. Haïti devient un territoire perdu, notamment dans sa capitale. On estime qu'entre 150 et 200 groupes armés opèrent désormais en Haïti. Le syndicat des policiers SPNH-17 a indiqué sur X que 25 commissariats et antennes de police sont désormais entre les mains des gangs.
Un pays sans droits, sans devoirs, sans institutions et sans alternance politique ne peut être démocratique. Selon Amartya Sen, "la démocratie a des exigences qui transcendent l'urne électorale". Il faut respecter le choix social pour construire une véritable démocratie du peuple.
Par Guillaume Abdias
Étudiant finissant en science politique et relations internationales
God job👍
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