Par Jonathan GEDEON
En Haïti, l’insécurité
alimentaire et les troubles socio-politiques sont inter reliés.
Ce 22 mars, la Coordination
Nationale de la Sécurité Alimentaire (CNSA), de concert avec d’autres
institutions, publie l’analyse IPC de l’insécurité alimentaire en Haïti pour la
période allant de mars à juin de cette année en cours. Suivant cette
publication, près de 5 millions de personnes, plus spécifiquement 4,9 millions d’individus,
soit la moitié de la population haïtienne analysée, connaissent des niveaux d’insécurité
alimentaire aiguë. « Cela inclut environ 1,64 millions de personnes
(17% de la population analysée) classées dans la phase 4 de l’IPC (Urgence), et
une autre 3,32 millions (33% de la population analysée), classées en phase 3 de
l’IPC (Crise) », lit-on dans cette publication. À rappeler que, l’IPC,
selon la définition donnée par la CNSA dans ce rapport, consiste en une série d’outils
et de procédures qui servent à classer le niveau de sévérité et les
caractéristiques des crises alimentaires et nutritionnelles ainsi que de l’insécurité
alimentaire chronique sur la base de normes internationales.
Il semble évident que l’ampleur prise par l’insécurité alimentaire est due à l’instabilité politique chronique qui sévit en Haïti au cours de ces dernières années. Toutefois, nous devons signaler qu’inversement l’insécurité alimentaire aiguë provoque fort souvent des troubles socio-politiques dans le pays. Ceci étant dit, il existe une corrélation linéaire positive entre les troubles socio-politiques et l’insécurité alimentaire aiguë dans le pays. C’est ce que l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et le Programme Alimentaire Mondial (PAM) analysent conjointement dans un document qu’ils ont publié en 2023.
Ce document est subdivisé
en trois grandes parties. Dans la première partie, ils font une analyse globale
du pays en détaillant les principales causes structurelles de l’instabilité qui
sont profondément ancrées dans la société haïtienne contemporaine. La deuxième
partie quant à elle est consacrée à la compréhension des liens complexes entre
le système agroalimentaire haïtien, l’insécurité alimentaire et nutritionnelle
persistante et l’instabilité et la violence que connaît le pays. Dans la
troisième et dernière partie, ces deux structures font des propositions aux
commanditaires de l’étude pour concevoir des interventions en matière
d’alimentation, de nutrition et de développement agricole qui pourraient être
profitables dans une perspective de réduction des conflits.
Pour démontrer
l’interconnexion qui existe entre l’insécurité alimentaire et les troubles
socio-politiques en Haïti, la FAO et le PAM reviennent sur trois périodes dans
notre passé où des niveaux élevés d’insécurité alimentaire ont contribué à
déclencher de grands mouvements de protestation dans le pays ; et ces
mouvements allaient à leur tour aggraver la situation d’insécurité alimentaire
d’avant. Ces périodes s’agissent de l’éviction du régime des Duvalier dans les
années 1980, la crise mondiale des matières premières en 2007-2008 et le
mouvement anti-corruption et anti-famine en 2018-2019, connu sous le nom de Peyi lòk.
Pour la période qui
concerne le chambardement de la dictature des Duvalier, ils rappellent que le
prix du maïs était augmenté de 36% en 1983, et en 1986 son prix était 145% plus
élevé que dix ans auparavant. De surcroît, ils notent l’élimination de nos
porcs créoles au début des années 1980, via le programme d’éradication de la
peste porcine africaine. Alors que les porcs créoles étaient une source
essentielle d'alimentation et de revenus des paysans haïtiens, précisent-ils.
Pour en finir, ils font mention de la sécheresse de 1985 qui a épuisé les
réserves d’eau du barrage hydroélectrique de Péligre et qui a réduit les
récoltes.
Toutes ces situations
combinées ensemble allaient produire des émeutes de la faim dans la ville des
Gonaïves et dans d’autres villes en 1984, mouvement déclencheur du soulèvement
contre la dictature, soulignent-ils. Les manifestations qui ont lieu entre 1984
et le départ de Duvalier ont invoqué la corruption dans la distribution de
l’aide alimentaire et ont causé de l’incendie d’entrepôts d’aide alimentaire,
ajoutent-ils. Arrivant en 1986, 40 000 des 60 000 habitants du
Cap-Haïtien manifestaient contre le régime alors. Les groupes de paysans
étaient très présents parmi ces mouvements de protestation, déclarent-ils.
Ces évènements ont
concouru à renverser Baby Doc au pouvoir Duvalier en février 1986. Par la
suite, une nouvelle constitution allait être promulguée en 1987. Cette
constitution allait reconnaitre le droit à l’alimentation et a promu une
réforme agraire et une redistribution des terres. La même année, une junte
militaire allait prendre le pouvoir. Pour essayer de satisfaire les désidératas
de la population de l’époque, le Ministre des finances d’alors, Leslie
Delatour, a pris des mesures pour libéraliser le commerce, ouvrant le marché
alimentaire haïtien aux importations, détaillent les deux institutions
internationales.
Cette décision de M.
Delatour, motivée par les troubles politiques de l’époque, était un véritable
coup dur pour le pays qui était largement autosuffisant sur le plan alimentaire
jusqu’au milieu des années 1980. « La libéralisation rapide du commerce
dans les années 1990 n’a pas amélioré l’accès à la nourriture : la
structure monopolistique du commerce d’importation des produits alimentaires
maintient les prix des produits de base importés plus élevés que dans le reste
de la région Amérique latine et Caraïbes. Parallèlement, la situation des
moyens d’existence agricoles déjà fragile en Haïti s’est encore détériorée, les
importations alimentaires moins chères et souvent subventionnées réduisant la production
nationale. », écrivent la FAO et le PAM pour montrer que l’instabilité
politique provoquée par l’insécurité alimentaire des années 1980 a empiré la
situation d’insécurité alimentaire du pays quelques années après.
Toujours dans l’optique
de corroborer leur thèse, les deux institutions internationales reviennent par
la suite sur la crise mondiale des produits de base en 2007-2008. Ils
rappellent qu’en septembre 2007, le prix du riz était doublé en une seule
semaine. L’année après, en 2008, Haïti importait 80% de son riz. En avril 2008,
la tonne de riz a atteint 950 dollars américains, soit trois fois plus qu’au
début de 2007. En juin de la même année, le Gouvernement de l’époque a réduit
les subventions aux carburants afin de libérer des fonds pour faire face à la
crise alimentaire. Le pis, en septembre 2008, quatre tempêtes consécutives
avaient saccagé les cultures haïtiennes. Les dommages directs découlés de ces
aléas météorologiques étaient estimés à environ 200 millions de dollars
américains.
La population haïtienne n’était
pas restée indifférente face à ces situations économiques difficiles. En 2007,
nous disent la FAO et le PAM, des émeutes de la faim ont éclaté aux Cayes,
faisant cinq morts lors de combats de rue avec la police et les troupes de
l’Organisations des Nations Unies (ONU). En 2008, les manifestations
s’étendaient à Port-au-Prince et à deux autres villes, attirant des dizaines de
milliers de personnes et entraînant la mort d’autres Haïtiens ainsi que celle
d’un soldat de la paix de l’ONU. En avril 2008, des manifestants tentaient de
prendre d’assaut le palais présidentiel.
Pour faire face aux
émotions populaires, le Sénat d’alors a destitué le Premier ministre Jacques-Édouard
Alexis au cours du même mois, laissant le Gouvernement dans un état
d’affaiblissement prolongé. Entre-temps, le Président René Garcia Préval a conclu
un accord avec les importateurs de riz afin de réduire leurs marges
bénéficiaires et de faire baisser le prix du riz de 15%. Cette décision a
plongé la production nationale, qui était déjà incapable de résister face à la
compétitivité mondiale, dans l’enfer. En conséquence, quelques années après, de
milliers d’Haïtiens qui n’étaient dépendants que de la production agricole,
allaient allonger la liste de personnes se trouvant en insécurité alimentaire.
Pour mettre fin à ce périple, les auteurs de ce document retournent sur un trouble politique plus récent qu’est le Peyi lòk. En juillet 2018, après avoir dépensé 376 millions de dollars américains en subventions aux carburants au cours de l’exercice fiscal précédent, nous racontent la FAO et le PAM, le Gouvernement Moïse-Lafontant a annoncé leur arrêt (décision ensuite annulée après que des protestations ont éclaté). Durant cette même année, une grave sécheresse a occasionné une baisse significative de la production agricole et des revenus des ménages.
Celle-ci ajoutée à d’autres facteurs allaient entrainer, selon l’analyse de l’IPC de décembre 2018, environ 2,6 millions d’Haïtiens en situation d’insécurité alimentaire pendant la période de soudure de mars-juin 2019, soit le double de l’année précédente. Bien avant cette période, soit en 2016, des dommages du secteur agricole évalués à 580 millions de dollars américains ont été estimés après le passage de l’ouragan Matthew, qui a détruit l’intégralité des récoltes dans le sud de la péninsule en 2016.
Ces chocs économiques
allaient mettre la population en ébullition contre le Président Jovenel Moïse.
Des manifestations ont commencé en juillet 2018 en réponse à la suppression des
subventions aux carburants. Elles faisaient boule de neige pour devenir un
mouvement contre la faim et la corruption, entraînant des manifestations
pacifiques et violentes, des grèves générales et des barricades qui ont entravé
la circulation, mentionnent les auteurs de cette publication. Les manifestants
ont exigé la démission du Président Moïse pour son implication dans le scandale
Petrocaribe.
Tout au long de 2018 et
de 2019, soulignent la FAO et le PAM, les troubles ont entraîné des
perturbations généralisées, y compris dans les zones rurales reculées, pour les
transports et la fourniture de services essentiels. La majorité des routes
reliant les grandes villes et la capitale étaient bloquées à plusieurs
reprises. Alors que depuis juillet 2018, Jovenel Moïse a remplacé le Premier
ministre Guy Lafontant. Entre 2018 et 2019, en raison du blocage de la
circulation, les agriculteurs et les commerçants ne pouvaient pas apporter
régulièrement des denrées périssables sur les marchés, ce qui a entraîné
d’importantes pertes après récolte, arguent-ils.
En outre, ils rappellent qu’en
2019, dans certaines régions, les coûts de transport par camion étaient doublés
en raison de l’insécurité et de la disponibilité irrégulière du carburant. Ce
faisant, les prix des six produits contenus dans le panier alimentaire haïtien
(riz, farine de blé, maïs, haricots, sucre, huile végétale) étaient augmentés
de 40% entre décembre 2018 et décembre 2019. De sa part, l’ONG ACTED, citent les
auteurs de ce document, dans une évaluation réalisée dans le département du
Sud, a constaté que les produits importés augmentaient en moyenne de 85% sur le
marché central des Cayes en quelques mois au second semestre 2019.
En 2018 et 2019, des agriculteurs de la
périphérie de la capitale étaient dans l’impossibilité d’accéder à leurs terres
et de les cultiver. Par ailleurs, la fermeture de milliers d'écoles a privé des
centaines de milliers d’enfants de repas. Sans oublier qu’en 2019, le groupe de
soutien aux petits producteurs agricoles a arrêté les plans d’expansion en
raison du manque d’accessibilité de la région cible causé par l’insécurité.
Outre cela, les investissements directs étrangers passaient de 105 millions de
dollars américains en 2018 à seulement 30 millions de dollars américains en 2020,
soit une chute de 70%, avancent la FAO et le PAM.
D’un autre côté, ils
affirment que les activités des gangs et le banditisme ont également entravé
les opérations humanitaires pendant une grande partie de l’année 2021,
empêchant l’accès aux distributions de nourriture à des centaines de milliers
de personnes. Sans compter, des gangs armés qui ont pris le contrôle des voies
de transport stratégiques et de l’accès aux terminaux pétroliers. Tous ces
troubles socio-politiques contribuent grandement dans la situation d’insécurité
alimentaire aiguë que connaît actuellement le pays. Des troubles qui ont été
provoqués par une situation d’insécurité alimentaire en 2018.
À part cela, les auteurs
de ce rapport montrent le rôle joué par la nourriture dans le processus de
recrutement des membres dans les gangs armés. « La nourriture est utilisée
comme outil de recrutement, en particulier des enfants, qui, en échange de
nourriture, servent de sentinelles, de porteurs d'armes et de combattants dans
les guerres entre gangs. À l’instar des mauvaises conditions socioéconomiques
et de protections générales, les conditions de sécurité alimentaire qui
prévalent dans les quartiers urbains défavorisés où les gangs sont largement
implantés sont propices à cette pratique. », signalent-ils.
Puis, ils enchaînent en
disant que « les recherches ethnographiques menées dans les bidonvilles
urbains indiquent également que l’insécurité alimentaire est une raison
importante de la participation des femmes aux activités des gangs. On a observé
que les femmes et les filles prennent part aux vols et aux incendies criminels
lors d’attaques contre des communautés rivales (par exemple lors du massacre de
La Saline en 2018) et s’occupent parfois des victimes de kidnapping. Elles
joueraient un rôle important dans la surveillance du voisinage et la collecte
d’informations, fonction déjà exercée par les femmes concubines du Macoute de
Duvalier il y a un demi-siècle. Les femmes qui commettent de telles violences
seraient poussées par désespoir en raison de leurs conditions de vie difficiles
et en quête de nourriture, de protection et d’un statut. »
Plus loin, le FAO et le
PAM montrent que l’insécurité alimentaire était un facteur déterminant de la violence
à l’encontre des femmes et des enfants. « Tant à Côteau que dans les
études sur Cité Soleil, les interlocuteurs communautaires ont rattaché la
violence domestique aux frustrations des hommes face à leur incapacité à
remplir leur rôle traditionnel de pourvoyeur de la famille lié aux conditions
d’insécurité alimentaire et d’adversité économique. Une analyse rapide de
l’impact du tremblement de terre de 2021 sur les questions de genre a révélé un
schéma similaire : 75% des jeunes interrogés dans le Grand Sud ont déclaré
que la violence sexuelle avait augmenté, et certains répondants ont directement
attribué ce phénomène à l’insécurité alimentaire. », mentionnent-ils aux
fins d’illustration.
Ce travail des auteurs de
ce rapport montre que quelques cas de mobilisation populaire et de troubles
sociaux qu’a connus le pays ont tous été associés à une flambée des prix des
denrées alimentaires et/ou à l’augmentation des prix du carburant utilisé pour
distribuer et consommer la nourriture. « Les conditions d’insécurité
alimentaire qui prévalaient au moment de l’éclatement de ces troubles semblent
avoir été un facteur important dans le déclenchement de la mobilisation de
masse. », précisent-ils.
Cependant, la FAO et le
PAM se montrent prudents face à ce constat. Puisqu’ils se rendent compte que de
telles rébellions n’ont pas lieu plus fréquemment, pendant que la malnutrition
et la piètre gouvernance persistent dans le pays. Comme exemple, ils rappellent
qu’entre 1992 et 1994, les prix du riz, du maïs, des haricots et de l’huile de
cuisine ont augmenté de 50 à 300% en raison des sanctions imposées au gouvernement
militaire qui a renversé Aristide, mais aucune mobilisation populaire
significative n’a eu lieu. Tout comme, ils attirent notre attention sur le fait
qu’il n’y avait pas de manifestations en 2021, alors que le taux d’inflation des
denrées alimentaires était pire que celui ayant précédé les émeutes de la faim
de 2008. « Ces ambiguïtés soulignent le rôle incertain de l’insécurité
alimentaire en tant que déclencheur d’un bouleversement de masse en Haïti. »,
reconnaissent-ils.
Dans cette même veine,
ils citent la FAO qui, dans son rapport de 2017 intitulé Sowing the seeds of peace for food security. Disentangling the nexus
between conflict, food security and peace, a noté : «Même si les
conflits semblent être une cause principale de la persistance de la faim et de
l’insécurité alimentaire grave, les preuves permettant de le confirmer restent
faibles et fragmentées, et les mécanismes sous-jacents ne sont pas entièrement
compris. Inversement, la faim – qu’elle prenne la forme d’une famine, d’une
malnutrition chronique ou d’un dénuement général – est souvent considérée comme
une cause possible de conflit, mais les raisons pour lesquelles elle est un
facteur déclenchant ou contributif dans certains contextes et pas dans d’autres
sont loin d’être claires.».
Jonathan GÉDÉON,
Étudiant finissant en
Sciences Économiques et en Sciences Comptables