La docteure en sociologie clinique-psychosociologie et en études de genre, Rose-Myrlie Joseph, présente de façon très détaillée les différentes formes de violence subie par des femmes haïtiennes abandonnées par leur partenaire masculin dès l'annonce de la grossesse. Elle fait cette présentation via un article qu'elle a publié en 2022 dans l'archive ouverte pluridisciplinaire HAL. Cet article est titré « Violence de la reproduction et reproduction de la violence en Haïti. Rapports sociaux et subjectivités ». Pour produire ses réflexions, elle s’est basée sur différentes interviews qu’elle a pu réaliser avec des femmes haïtiennes où elle a adopté une perspective féministe, matérialiste, intersectionnelle et socioclinique. Docteure Joseph décrit le parcours de ces femmes victimes de l’absence des géniteurs à ce qu’elle tente de définir comme une violence structurelle et massive, invisibilisée et impunie.
L’auteure subdivise son
travail en sept parties. Dans la première partie, elle donne des attributs pour
qualifier l’absence des pères. Dans la deuxième partie, elle cite des raisons
qui puissent justifier pourquoi les hommes engrossent les femmes. La troisième
partie quant à elle montre les relations qui se sont développées entre les
femmes et leurs familles après ces ruptures. Dans la quatrième partie,
l’auteure est claire sur le fait que l’absence des géniteurs est une violence
économique exercée par le sexe masculin sur celui féminin. Dans les cinquième
et sixième parties, sont présentées successivement des unions en série et des
maternités en série découlées de l’abandon des pères. En ce qui concerne la
dernière partie, elle expose les raisons structurelles qui expliquent cette
attitude tant constatée auprès des hommes.
« En Haïti, le père
est un être effacé, invisible, comme une ombre […]. Les études qualifient cette
absence de désengagement, désinvestissement […], ou d'irresponsabilité. »,
avance l’auteure. Toutefois, selon ce qu’elle nous apprend, Landy (2004) qualifie
cet absentéisme de carence, en parlant
d’une veille du père. Cicchelli et Maunaye (2002) de leur côté soulignent une
désynchronisation des rôles entre les pères et les mères, puisqu'au départ,
ceux-ci chercheraient plus à soutenir les mères avant de se sentir responsables
du bébé, précise la docteure dans une note de bas de page. Lamour (2017) elle-même
l’explique par la socialisation différenciée qui ne prépare pas les hommes au
rôle de père, nous dit la spécialiste en genre. Pour élucider cette partie, la
docteure en sociologie clinique-psychosociologie nous a racontés pas mal de cas
que lui a rapporté certaines femmes qu’elle avait interviewées.
« Gina, une adolescente questionnée en 2005 et 2006 raconte la situation de sa mère enceinte en milieu rural d'un homme qui l'a abandonnée dès l'annonce de la grossesse. Après l'accouchement, sa mère l'a confiée à la grand-mère pour s'installer à Port-au-Prince où elle s'est investie tantôt dans le service domestique, tantôt dans le petit commerce informel. La fille a pu rejoindre sa mère plus tard, partageant sa nouvelle vie avec un nouvel homme et de nouveaux enfants dans un quartier populaire de Port-au-Prince. Gina a été enceinte à 14 ans pendant son cycle d'études primaires. Quand je l'ai rencontrée en 2005, cette adolescente de 16 ans n'avait toujours pas connu son père, était séparée du père de sa fille et commençait une nouvelle relation avec un autre partenaire. », nous confie Mme Joseph.
Elle enchaîne avec le cas
de « Sentàn elle, questionnée entre 2009 et 2012, a été abandonnée par le
père de son fils dès la grossesse. Cette jeune femme d'origine rural a migré
vers Port-au-Prince pour continuer ses études (3e secondaire) quant elle s'est
retrouvée dans le service domestique. Quelques temps plus tard, elle a noué une
relation d'amour avec ce jeune homme dont elle est devenue enceinte. Elle est
alors repartie accoucher dans sa famille en milieu rural. Depuis, elle n'a plus
de nouvelle de cet homme. La mère de Sentàn, ayant elle aussi été abandonnée
par le père de son premier enfant, a consenti à élever l'enfant de Sentàn pour
lui permettre de reprendre ses activités à Port-au-Prince. L'enfant n'a jamais
vu son père qui ne s'est jamais manifesté. ».
« [Les hommes] veulent
juste faire l’amour avec toi ; après ils ne cherchent plus rien »,
reproche Sentàn. Autrement dit, les hommes ne se soucient pas des conséquences
de leurs actes sexuels. Ils se contentent juste du plaisir. « Certains
pères géniteurs ne connaissent ni le visage, ni le nom de leur enfant »,
déclare la spécialiste en genre en appuyant sur un travail de Dorsainvil (2016).
Dès l’annonce de la grossesse, ils ont juste affirmé « Se pa pou mw »
(Ce n’est pas mon enfant) ; tout d’un coup, ils abandonnent leurs génitrices
avec toute la charge économique que la venue de l’enfant va impliquer.
L’auteure analyse comment
l’abandon objectif des pères crée un abandon subjectif des mères qui finalement
deviennent « absentes » puisqu’elles doivent surinvestir au travail
pour subvenir au besoin de/des enfants abandonné (s). Elle utilise alors le
concept de « paternité avortée ou au rabais », ou celui de
« paternité au rabais ». Ce phénomène, selon Mme Joseph citant Billy
et Klein, a des incidences sur l’état civil du pays où plus de 40% d’enfants
n’a pas d’acte de naissance. Ceci allait
devenir une préoccupation pour nos autorités étatiques au cours des années 2000.
À cet effet, plusieurs propositions législatives ont vu le jour. Mais la
promulgation d’une loi sur ce phénomène n’était apparue qu’en 2014.
Avec cette loi, les tests
de paternité deviennent possibles et les enfants nés hors-mariage viennent
avoir un meilleur statut. « Malgré les difficultés de son application,
cette mesure a permis à certaines organisations comme la SOFA (Solidarite Fanm
Ayisyèn) de soutenir diverses plaintes qui témoignent de la volonté des femmes
de dénoncer l’irresponsabilité paternelle. Reste la question de la traduction
punitive de cette loi, puisque comme le critique Visage (2019), la dénonciation
doit amener à de vraies sanctions qui ne peuvent être remplacées par une simple
disqualification morale des violences. », indique l’auteure. Cependant,
elle nous rappelle que la reconnaissance légale de la paternité n’exclut pas
l’absence sociale et financière des pères. Il existe toujours beaucoup parmi
ces derniers qui ne donnent aux enfants que leur nom.
Ce phénomène décrit par
l’auteure est un fait structurel, et cela ne concerne pas que les milieux
populaires, si l’on fait confiance à la spécialiste en genre. Par ailleurs, les
femmes sont très critiques envers ces pères abandonnés. « Les hommes
absents sont aussi considérés comme des pères délinquants (Haïti Libre, 2012),
et certaines femmes interrogées les présentent comme des voyous, bandits,
voleurs, monstres, criminels, à cause de la violence que constitue cette
irresponsabilité dans leur vie et celle de leurs enfants. », avoue la
docteure.
À la question Pourquoi
les hommes engrossent-ils les femmes ?, l’auteure nous partage une réponse
de Jean François (2011) qui a dit ceci : En réalité la question de la
planification, du consentement et de la possibilité de la prise en charge du
nouveau-né ne se pose pas. Il s’agit de « prendre possession »
symboliquement de la femme, de la marquer en quelque sorte. L’enjeu est souvent
une question d’amour-propre, à défaut de pouvoir tenir une relation normale
avec la fille, l’engrosser équivaut à sa neutralisation. Plus loin, Mme Joseph cite Lamaute-Brisson
(2012) qui critique ceux [les hommes] qui interdisent à leur partenaire l’usage
de la contraception associée à la liberté sexuelle et inscrit ces violences
dans les relations inégalitaires entre les sexes.
Pourtant, dans sa
recherche l’auteure trouve un autre résultat à cette préoccupation. Pour elle, les
hommes abandonnants ne recherchent pas volontiers les grossesses. Cependant,
reconnait-elle, ils utilisent peu la contraception considérée comme une affaire
de femmes […], et certains ont faiblement accès au préservatif. « Que la
grossesse soit recherchée ou non par les hommes, on notera qu’ils abandonnent
leur partenaire, ce qui engendre diverses conséquences relationnelles. »,
admet-elle. Comme conséquences, Mme Joseph avance en premier lieu un silence
sur le père quand il n’est pas péjorativement décrit. À ce point, elle nous
rapporte une déclaration faite par Gina. « On ne me parle jamais de mon père.
Pas du tout. Pas du tout. Pas du tout. Et ma mère, je lui demande toujours pour
mon père… ma mère me dit que je n’ai pas de père. Ou encore elle me dit que
c’était une bête, qu’elle lui a donné le bas de son corps (son sexe) et qu’il
est mort», dit Gina.
Dans la même lignée, Sentàn, en tant que mère,
fait cette confidence à l’auteure : Parfois mon fils me demande :
Maman, où est mon papa ?. Avant, je lui répondais que son père est mort.
Mais d’autres personnes m’ont dit qu’il ne faut pas lui dire ça. (…) Plus tard,
je lui ai dit : Écoute, ne me pose plus jamais cette question !. (…)
Effectivement, il ne me redemande plus jamais ça. De surcroît, dans un
entretien de groupe réalisé, l’auteure a pu remarquer que les femmes préfèrent
perdre un père qu’une mère. Devoir/pouvoir choisir entre les deux, d’après
elle, est une illustration de la dévalorisation de la figure paternelle en
Haïti […].
« Tout se passe
comme si la famille (fanmi) se réduisait à la femme […] », regrette
l’auteure. En effet, « Les femmes décrivent un vide dans la branche
paternelle. Les entretiens utilisant l’arbre généalogique retracent les liens
de parenté sur environ 3 générations, permet d’analyser la structure des
familles, les relations interpersonnelles, les phénomènes de rupture ou de
répétition, la mobilité intergénérationnelle ou le déclassement, voire l’impact
des rapports sociaux sur les relations interpersonnelles. L’absence des pères
fait que ce dessin prend moins la forme d’un arbre que d’un « buisson
anarchique », pour reprendre l’expression de Grisham (2014) […] », éclaircit
Mme Joseph. « D’après Lamaute-Brisson (2012), 70, 8% des familles
monoparentales sont dirigées par des femmes et dans 60,4% des cas, elles
représentent le principal apport de revenu dans le ménage. Le pourcentage des
familles monoparentales s’élève à 41% en 2012 (Cayamittes et al., 2013), à 45,
5% en 2014 (Obama et al., 2014). », ajoute-t-elle.
« Bien souvent, ces
familles monoparentales comportent
plusieurs enfants issus de pères différents, qui les abandonnent pour ne pas
avoir à assumer les besoins économiques de la famille, voire d’autres enfants
dont on peut leur avoir confié la charge (enfants de la famille, filleul-les,
neveux et nièces, etc.) », indique l’auteure qui paraphrase le SIF (2013).
Dans ces genres de familles, Mme Joseph montre que les enfants sont parfois obligés
de vivre avec leurs grand-mères ou tantes maternelles. Ce qui sous-entend de
façon implicite que les enfants abandonnés par leurs pères vont quand même recevoir
de l’encadrement familial. C’est le point de vue partagé par Raphaël (2016) qui
dit ceci : « Advenant une grossesse dans quelques conditions que ce
soit, et si, pour une raison ou une autre, le père rompt la relation, l’enfant
devient à toutes fins utiles, un “Pitit Kay“, l’enfant de la famille élargie.
L’absence du père n’est pas forcément problématique, et la mère peut continuer
ses études, aller travailler, car l’enfant se retrouve dans un contexte
familial stable et bénéficie d’un encadrement adéquat. Il est en mains sûres et
sera éduqué par la famille élargie. », propos que l’auteure nous a
rapportés.
Les entretiens réalisés
par Mme Joseph la montre tout le contraire de ce que pense Raphaël. Elle
souligne que « les grand-mères se plaignaient de devenir mères deux fois
(manman 2) […]. La paternité au rabais fait que les grand-mères s’occupent des
enfants à la place des mères qui, elles, s’occuperont à l’avenir de leurs
petits-enfants en l’absence de leur mère (les filles). ». Cette solidarité
familiale n’est assurée que par les femmes. C’est pareil pour l’entraide dans
le voisinage, d’après les témoignages de certaines interlocutrices.
Ce texte de la docteure
Rose-Myrlie Joseph ouvre nos yeux sur un phénomène très malhonnête dans notre
société. Il pourrait faire avancer le débat sur la nécessité d’une loi plus
ouverte sur l’avortement en Haïti. Du fait que les mères qui se sont trouvées
toutes seules pour répondre au besoin de leurs enfants abandonnés par leurs
pères vont être enfoncées dans la pauvreté ; ainsi, il sera judicieux si les
femmes tombées enceintes auraient leur libre arbitre de décider si elles
doivent donner naissance aux bébés ou pas.
Jonathan GÉDÉON, étudiant
finissant en Sciences Comptables et en Sciences Économiques