L’individu ne peut vivre sans se faire une idée du monde dans lequel il évolue, ce n’est pas une connaissance du monde au sens rigoureux, mais une représentation de ce qui l’entoure. Il se construit donc des valeurs ; on dirait un bulbe d’idéaux qui le subsument. De cela se traduit une perception du monde qui se forme dans les entrelacs des discours dominants et donc le partage et la divulgation de l’information. Il en a toujours été ainsi. Quand on fait le constat au moyen-âge, cette perception du monde a été donnée par l’église comme institution de contrôle et de partage des discours ou du moins de la pensée qui dicte la marche du monde. Cependant, il faut dire que la prédominance d’un type de discours ne veut pas dire que c’est le seul existant dans la sphère publique. De tout temps, certaines rhétoriques ont toujours été frappées d’hérésie (comme les Pauliciens, les Bogomiles, les Cathares, les Vaudois, les Lollards ou les Hussites. Ces mouvements ont été condamnés par l’Église catholique pour leurs doctrines divergentes sur la nature de Dieu, du Christ, de l’Église, du salut, etc.) ou, peut-être, dira-t-on pour mettre en évidence l’idée d’une sécularisation, d’un côté apocryphes. A chaque siècle de l’histoire de l’humanité, qu’elle soit vraie ou fausse, pessimiste ou optimiste, il existe une perception du monde dont les discours dominants sont les reflets. Aujourd’hui, nous croyons que cette perception est le résultat des modalités de partage des informations et de la tendance, n’en déplaise à sa nuisance, à faire du particulier une généralité nécessaire.
Les
modes de transmission de l’information d’aujourd’hui
Depuis l’invention de l’imprimerie s’est formée une communauté dont on ne prend pas assez le sens et la valeur de nos jours : l’accès aux lettres est devenu une condition pour accéder au monde. Celui qui lit ne vit plus le monde de la même façon que l’analphabète, comme si ce dernier manquait d’humanité. Cela a été d’ailleurs dès l’antiquité un trait distinctif entre le sauvage et l’homme civilisé. Cette différence a été accentuée par l’imprimerie, parce que dorénavant les lettrés pouvaient constituer une communauté de partage sans précédent, au-delà des limites temporelles et géographiques. Cette communauté est unie dans le partage de l’information, dont se tire une perception commune du monde qui induit parfois en erreur ou du moins qui pousse à considérer comme réel tout ce qui se passe au niveau discursif.
La
presse est le canal de prédilection de partage de l’information aujourd’hui. Et
ce partage se fait plus massivement et plus rapidement avec l’internet. Ce que
l’on ne soupçonne pas, c’est que le choix de l’information et la façon de la
présenter constituent le socle des discours dominants et produisent une
conception du monde en nous conditionnant — surtout par la répétition des faits
dans le fil de l’actualité programmée par les algorithmes sur les réseaux
sociaux (le scrolling) — à voir en des évènements particuliers le sens exclusif
de la réalité, comme si c’était le seul aspect pertinent de celle-ci. Quand des
actes de violence font la une de l’actualité, on a l’impression que le réel est
fait uniquement de violence ; quand c’était la Covid-19, on avait la perception
que le monde entier était en voie de disparition, le réel se définissait par
l’épidémie : le monde devenait un grand hôpital et les intervenants dans les
médias se convertissaient tous en médecin, parce qu’il faut dire quelque chose
du réel même si l’on est hors de son champ d’expertise… Il est donc clair que
la distribution de l’information et la réception qu’on en fait conditionnent
notre perception du monde, si bien qu’on a l’impression que les discours qui
circulent dans les médias, à force de les entendre et de les intérioriser, sont
le résultat de nos propres réflexions. Cela étant l’individu, sous couvert de
la séduction de ces propos et d’un semblant d’évidence, a l’impression qu’il
pense par lui-même. Il s’autorise, déjà par la légalité du droit à la parole, à
mettre un discours sur tout, parce que l’opinion gouverne l’espace publicet
dans ce domaine tout le monde s’estime compétent.
C’est
ainsi que fonctionnent les réseaux sociaux. En commentant l’actualité, chaque
utilisateur se prend pour un détenteur unique de la vérité, non seulement il
croit savoir ce qui est vrai, mais aussi il prétend être le plus apte à faire
le chemin conduisant à cette vérité. C’est d’ailleurs la source de pas mal de
conflits ou de discussions sans fin qui tournent en logomachie. Il n’y a donc
pas de choix dans les thématiques que nous abordons dans le quotidien, mais
seulement de ce que les médias nous donnent à voir et à discuter : on passera
une semaine à discuter de la question de genre parce que des articles à
sensation ont été réalisés dessus ; on aura l’impression que les hommes sont
tous de potentiels dangers pour les femmes parce que deux ou trois cas de
féminicides se sont répétés au cours d’un intervalle de deux à trois mois — ces
faits ne sont pas bien moins vrais. Il faut dire que cette façon de traiter les
informations cache d’autres aspects de la réalité en faisant de certains faits
—surtout les plus néfastes, qui circulent plus rapidement, comme s’il y avait
une main cachée qui souhaite que cette vision négative et négatrice de la
réalité triomphe — l’essentiel du réel.
Les médias : mirages de la pensée
Personne n’aimerait paraitre bête a contrario, tout le monde veut paraitre intelligent. C’est une tendance propre à ce siècle qu’on associe l’intelligence et la richesse au point de faire de grands milliardaires de gens super intelligents. Quand on parait intelligent, on donne une bonne image de soi dans la perception populaire. Voilà pourquoi peut-être le capital intellectuel demeure un élément crucial dans la « société du paraitre ». « Ayez l’air intelligent ! », c’est ce que l’on nous répète dans les coachings personnels, mais jusqu’à quel prix ? C’est à ce défi que nous sommes confrontés : quand tout le monde veut paraitre intelligent, la limite de l’abus est assez floue.
Dans
les médias, et surtout en Haïti, la posture sacrée est celle de l’intellectuel.
Celui qui se présente dans les médias aura tendance à se faire passer pour un
intellectuel. Concrètement, cela se constate dans son type de discours qui
s’oriente vers une formalité et la prétention de la production de réflexions
originales qui s’opèrent par la généralisation hâtive et un excès d’évidence.
Quand on procède à la généralisation de faits particuliers, on a l’impression
que de ce que l’on dit se dégagentdes lois générales et nécessaires. Ainsi, on
passe pour être un type très intelligent. Ce masque ne tombe pas aussi
facilement et il est un obstacle à la formation de l’esprit scientifique, on
établit ainsi des évidences sur la base de fausses observations ou de
conclusion hâtives. Les médias ont la fâcheuse tendance d’entretenir ces
pratiques parce que non seulement elles cadrent avec le désir de faire
sensation, mais aussi parce que cela ne demande aucune recherche en profondeur.
Ainsi, on constate que la science n’a jamais été sous le feu des projecteurs en
Haïti. Certaines opinions passent pour être la vérité, pourtant si l’on se met
à creuser, ne serait-ce qu’un tout petit peu, elles se retrouvent sans
fondement. Certaines questions devraient éveiller la curiosité du scientifique
haïtien, le poussant à s’inscrire doublement en faux contre les opinions
communes, les conclusions faciles, autant que les évidences que tire la science
étrangère sur notre propre réalité. Haïti est connu pour être un pays dont le
déboisement est catastrophique, pourtant personne n’essaie de relativiser cette
proposition dont son caractère absolula rend fausse. La science telle qu’elle
doit s’implanter ici doit se faire dans une double prudence à la fois contre la
facilité et une méfiance face à ce qui vient de l’étranger.
Pour
en revenir au déploiement de la pensée dans les médias, il est le résultat d’un
« faire paraitre » qui donne à celui qui procède ainsi l’illusion qu’il pense.
Or, penser ne revient pas à expliciter l’évidence ou à légiférer sur des faits
particuliers, c’est d’abord et avant tout établir des relations entre des
phénomènes, les rendre explicites par le biais de concept. Les médias ne
peuvent et ne pourront jamais conférer du crédit aux pseudo-savants du « faire
paraitre », et malheureusement, ils sont ceux par qui le public connait
certaines réalités : c’est un fait, en Haïti, ceux qui apparaissent dans les
médias sont devenus des références dans des domaines dans lesquels ils n’ont
aucune expertise au grand dam des vrais chercheurs. Ils récoltent de ce fait
des lauriers qu’ils n’ont ni connus ni semés. Cette illusion de pensée procède
d’une démarche séductrice qui semble parfaitement passée dans l’opinion
publique. Ce qui conduit à un amour de la facilité et un rejet des choses
complexes qui demandent plus d’effort intellectuel. Nous voulons en science
nous comporter comme en politique : nous voulons tout de suite avoir des
résultats qui peuvent être utiles. On s’attend à ce que de chaque critique on
en apporte une solution, dans le cas contraire ce n’est pas une « critique
constructive », mais de la médisance ; on voudrait que de chaque constat on
tire une perspective immédiate et on fait de la curiosité un vilain défaut. En
tout, ce qu’on n’a jamais cherché, c’est de comprendre. Nous n’acceptons pas le
désaccord et on recherche l’adversité là où l’on devrait creuser pour faire
émerger la vérité.
L’idée
que l’on se fait du monde aujourd’hui est fortement inspirée par les médias. La
façon dont on traite l’information nous fait voir le réel au gré de ce qui
domine l’actualité tout en oubliant les traits de notre réalité locale. Nous
appréhendons le monde à travers le filtre de l’information, au point de penser
que la guerre en Ukraine a des conséquences importantes dans des régions qui
n’ont aucune relation commerciale ou politique avec ce pays. La pertinence de
l’information, sa répétition, est une lunette que l’on place devant nos yeux
nous empêchant de vivre d’autres réalités. Comprendre cette diversion, c’est
comprendre que notre idée du monde n’est jamais la nôtre, mais qu’elle exprime
plutôt les choix des grands médias qui sont les courtiers des humeurs. Les
peuples leur confient ainsi, en leur octroyant le monopole de la manipulation
par le traitement de l’information, la clé de leur bonheur.
Obed SANON (0009-0007-7749-1206) - ORCID
Etudiant en philosophie et en droit